Conte de Noël

Légende urbaine

Deux grands yeux profonds, des cernes lui dévorant le visage, une maigreur épouvantable. C’est ainsi qu’elle m’apparût la première fois. Elle avait les mains rougies par le froid et dans la file qui attendait l’ouverture de la cantine, elle se balançait d’une jambe à l’autre. Comme tous les autres, elle avait faim et l’assiette qu’on lui servirait serait sans doute son seul vrai repas de la journée. On ne pouvait pas dire qu’elle était jolie. Son linge lui moulait le corps et pour plusieurs, elle représentait la fugueuse qui pour survivre se prostituait. Je fis comme je fais pour tout le monde, je lui souris et lui dis bonjour.

Comme les autres, elle ne me voyait pas mais cela n’avait aucune importance, je n’étais pas là pour nouer des relations mais juste pour servir de la soupe et une assiette chaude. Une fois assis à leur table, la plupart en dégelant commençaient à se détendre et à s’intéresser un peu à ce qui se passait autour d’eux. A la chaleur, devant un repas, l’humanité revenait.

Cela se sentait dans le fait qu’il n’y avait plus de bousculade et que certains parlaient. Avec son plateau elle se déplaçait vers une table, je m’aperçus qu’elle était enceinte. Sa grossesse était avancée, au jugé, au huitième mois. Je me suis demandée comment il se faisait qu’elle soit encore dans la rue et ce qu’elle faisait là. La rue n’est pas pour les enfants et pourtant, ils sont bien nombreux à s’y retrouver. De mon poste, en servant les dîners, je suis toujours surprise de les voir s’agglutiner devant la porte pour être les premiers à se faufiler dans la salle. En préparant leur soupe je m’effraie moi-même de les voir de plus en plus jeunes, de plus en plus malheureux. Ils sont bien souffrants et souvent, si je n’avais pas appris à les connaître, ils me feraient peur avec leurs tatouages, leurs nez, oreilles, sourcils et bouches percés et décorés de ces horreurs dont ils se parent. Elle était nouvelle à la soupe, elle se mit à l’écart, solitaire. Elle avait pris un sac qu’elle remplit avec la pomme et le muffin pour emporter que l’on permettait de prendre pour après. J’ai eu le goût de lui offrir de venir se chercher une paire de bas ou un gilet peut-être un manteau plus chaud mais je n’en fis rien. J’avais depuis longtemps perdu l’attitude condescendante et paternaliste qui était mienne lorsque j’étais arrivée au centre comme bénévole. A ce moment-là, je croyais que l’on pouvait vraiment aider les autres jeunes et vieux, les aider contre leur gré s’il le fallait.

Depuis le temps que je coupais les carottes pour la soupe, depuis le temps que je servais cette même soupe avec un sourire et un bonjour rarement rendu, mes illusions sur le service que je pouvais rendre et la misère que nous étions en mesure de soulager avaient fondus comme neige au soleil. Chaque jour que le bon Dieu faisait, de nouveaux oubliés et de nouveaux pauvres de plus en plus jeunes venaient frapper à nos portes.

Souvent, les jours où je me prenais pour Dieu, je finissais par croire que tout cela n’avait pas de fin. Mais pour cette petite, qui , maintenant venait chaque jour et à qui je refilais une orange ou une pomme il me semblait que cette situation n’avait pas de sens. Je ne pouvais pas accepter de la voir ainsi, les mains gelées, pas de foulard même si on lui en avait donné un, avec ses espadrilles au lieu de bottes, la cigarette au bec et ces horribles bijoux qui la défiguraient. Plus sa grossesse se développait plus elle maigrissait, au point que l’on ne voyait plus que son bedon énorme difforme. Curieusement, dans la cantine, cette grossesse avait fini par symboliser l’espoir, en dépit de toute raison, la plupart des sans abri à qui nous servions un repas attendaient cet enfant à naître. Sauvage, la petite ne laissait personne s’apitoyer sur son sort. Je crois que contre toute attente, certains retrouvaient un semblant d’humanité. C’est comme si, subitement, plusieurs acceptaient de prendre soin à nouveau, acceptaient la projection et une forme de foi pas dans l’avenir mais juste dans demain. Les échanges étaient moins agressifs, on lui réservait souvent la meilleure place, celle le plus loin de la porte, en dehors des courants d’air. On la faisait passer dans la file d’attente et elle rentrait la première. Les regards étaient moins durs, j’en surprenais qui lui disaient un mot. Je crois que tous, subitement redécouvraient qu’ils étaient plus que leur misère, plus que leurs frustrations plus que la somme de leur malchance. Et puis on ne la revit plus. Notre petite ne revint pas. Il faisait froid à pierre fendre, on était tous inquiets. Le miracle s’était bien produit, un enfant avait changé nos cœurs. Quelqu’un quelque part a raconté que notre petite avait été ramassée par la police et qu’elle avait été amenée à l’hôpital. Dehors en ces jours de fin décembre nous respirions mieux, elle était au chaud avec le petit, le miracle.

C’était Noël. Et j’ai remercié le ciel qu’elle ne soit pas morte dans ces immondes piqueries, victime d’une overdose de misère, son petit cœur vraiment en manque. Et si les enfants, tous les enfants, comme il y a deux mille ans, étaient là juste pour attendrir nos cœurs de pierre. Et si, pour nous qui ne sommes pas encore et totalement humains, la souffrance des enfants n’existait que pour que nous parvenions à l’humanité. ‘J’avais froid et j’avais faim, tu t’es penché sur moi et tu m’as souri et j’ai senti que j’étais aimé’. Jamais plus je ne serai pareil. VOILÀ LE MIRACLE!

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